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Une autre entrevue avec Sion Hamou à propos de l'égo et des principes et pratiques du "Nagual" dans la tradition amérindienne (castaneda, tensegrite, humilité, être réalisé, sorciers, guérisons, conscience, intention, le sens du Quetzalcóatl, les aides trompeurs...)
Citation | «Si un jour un allié vient te voir, me dit-il en chemin, et te propose son aide, même s'il te dit qu'il s'appelle Juan Matus, (le Don Juan de Carlos Castaneda) demande lui si il va te conduire à la liberté totale. Si c'est un allié véritable il t'aidera, sinon il disparaîtra en fumée». |
Citation | Je suis encore aujourd’hui tout à fait fasciné par cette dimension que Reyes apportait à l’étymologie classique de Quetzalcóatl. Si j’accepte cette interprétation qui est d’ailleurs aussi attestée par Nuñez de la Vega et reprise par d’autres auteurs beaucoup plus récents comme Eduard Seler ou Angel María Garibay qui eux aussi précisent que «Koátl» en plus de serpent veut dire «gemelo», le jumeau, le double, alors ce fameux «double précieux» se rapporte bien à la tradition nagualiste du Tonal et du Nagual, c’est-à-dire précisément à la thématique qui nous intéresse du dépassement de soi.
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Citation | En réalité pour les Aztèques, la femme enceinte est avant tout un guerrier qui a «capturé» un Tonal, soit l’équivalent du Ka égyptien ou double spirituel. Cette «capture» n’est pas simplement une figure de rhétorique. Par exemple la femme nahua qui meurt en couches est honorée comme un guerrier mort au combat. Ce n’est que quarante jours après le jour de la conception que le fœtus est enfin réuni dans la matrice à son Tonal qui a été arraché par la mère à la source même de toute vie, c’est-à-dire au réservoir de tous les tonalli, à savoir le Soleil Tonatiuh.
Pour mieux comprendre ce qui va suivre, je dois dire que le mot Tona en nahuatl a tellement de significations qu’il en vient presque à designer tous les aspects de la vie, depuis l’engendrement, la naissance, la destinée jusqu’a la chaleur associée au soleil et au vivant. Le mot Tona apparaît comme syntagme nominal dans une infinité de mots composés : (Tona)tiuh, le Soleil est la source spirituelle de tous les (Tonal)li, mot qui signifie signes, jours, chaleur de vie, et par extension les 13 signes du (Tonal)amatl ou Livre des Destinées. Le Tonal est lui-même émané sous la forme d’une flèche ardente solaire To(tona)mitl qui féconde le sein de notre Mère In(tona)n, etc..
Le problème de ce tonal ubiquitaire (et qui est aussi l’une des étymologies de Quetzalcóatl), c’est que le cycle des naissances draine irrémédiablement le «réservoir mystique» solaire. Tonatiuh, le Soleil, s’épuise en une perte incessante d'énergies «tonaliques» que les Aztèques tenteront vainement de lui restituer par le biais des sacrifices humains pour éviter ou au moins retarder la fin de notre Cinquième Monde actuel. |
Citation | Le «double lumineux», ou le «corps de rêve», n’est pas une acquisition sur le tard que le sorcier Nagual parvient à force de discipline à créer de toutes pièces pour l’utiliser à ses fins propres. Le «double précieux» des décorporations astrales dont vous parlez «préexiste» à l’entité individuelle, il est même, pourrait-on dire, la condition sine qua non du vivant, à l’image du fameux «moule de l’homme», mais cette fois non pas à l’échelle programmatique mais au niveau individuel. Chaque individu a son tonal. Il ne nous appartient pas vraiment de créer un corps de rêve, celui-ci préexiste à notre accord. Le vrai problème, c’est plutôt de s’éveiller à ce double, de l’habiter et de le mouvoir. Cette migration du corps existe réellement, je l’ai moi-même tentée et réalisée accidentellement à plusieurs reprises. Elle est difficile, mais elle n’est pas rare ni spécifique aux sorciers. Je pense ici par exemple à la Psychologie Transpersonnelle de Charles Tart ou encore aux travaux de l’Institut Monroe en Virginie. Cependant cette modalité fonctionnelle du double, même si elle se manifeste presque toujours comme une sorte de nouvelle extension du corps physique, reste à considérer surtout comme un mode de perception séparé. En d’autres mots, le Tonal est perception, c’est un sixième sens, voire un septième, je ne sais plus. Cette distinction est cruciale. Au lieu de l’imaginer comme un corps éthérique capable de «faire des choses» la nuit, il faut le voir comme une forme de perception du monde.
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Citation | Sion : Oui et non. J’ai conscience que tout ce que je viens de vous dire jusqu’ici est plutôt opaque.
Si je reprends un peu le problème du début, je dirais que la distinction la plus claire qui puisse être faite, c’est encore celle de la coupure très nette que fait Castaneda entre Nagual et Tonal. Je fais référence ici non seulement au vocabulaire diffusé par ses écrits mais aussi à celui de toutes les sources mexicaines contemporaines ou antiques.
Le Tonal, vous avez raison, est littéralement la totalité de tout ce que nous pouvons humainement être, faire, rêver, concevoir ou imaginer ici bas. Nos actions, nos pensées, nos délires, notre matérialité, notre corps… tout relève du Tonal, absolument tout, même le temps.
Le Nagual par contre, lui, échappe radicalement à notre appréhension et pourrait être décrit comme l’Abstrait Indifférencié dont je parlais au début. Là encore vous avez raison, l’illumination est en effet une sorte de porte, un seuil qui nous donne accès au Nagual, à l’indescriptible.
Mais c’est à prendre avant tout très littéralement, avec la subtilité supplémentaire qui veut qu’un «seuil» ici ne doit pas être compris comme une sorte de chambranle du numineux, un portail du sacré. Il y a dans cette notion de passage une profondeur qui nous échappe tout à fait. Un seuil peut servir à marquer une transition entre ici et l’au delà, c’est à peine si l’on peut s’attarder sur lui ou sur sa nature. Il délimite un passage entre ici et ailleurs et on l’a trop vite franchi.
Or le seuil, le linteau de ce seuil lui-même EST l’Eveil. L’au-delà du seuil est une tout autre histoire. C’est pourquoi de manière cryptique il est souvent recommandé au disciple de se rendre semblable à ce qu’il contemple.
Il faut procéder très lentement, très prudemment.
De même que l’on distingue le Satori du Nirvana, parce que le Satori ou l’éveil n’est pas simplement un passage de l’obscurité à la lumière mais un état liminal de la conscience qui perdure, de la même manière on doit différencier entre l’éveil du Tonal et la survenue du Nagual. Il n’y a pas une sorte de flash lumineux qui vous propulse tout ébloui dans une nouvelle lumière en tunnel.
Il y a malheureusement une sorte de confusion inévitable qui vient du discours des «Lumières». L’illumination, selon moi, a beaucoup moins à voir avec les métaphores lumineuses et visuelles de Jakob Böhme qu’avec une longue rumination sur la notion seuil de la conscience. La stabilisation du Satori est un problème séparé. Il faut comprendre que l’œil qui regarde ne se voit pas lui-même. De même la conscience est une sorte d’arche voûtée, une porte basse qui ne se conçoit pas elle-même mais «donne» simplement sur une autre réalité.
Très rarement l’illuminé lui-même parvient à concevoir que c’est sa conscience elle-même qui est Satori. Il croit simplement qu’il est passé dans le Nagual. Pourtant plus que tout autre, il devrait savoir que la conscience relève seulement du Tonal.
Pour aller au delà du Tonal et concevoir le Nagual ou l’Impensé, il faut… mourir. Cette obligation est en elle même si impérative que Don Juan appelait la contemplation du Nagual «le cimetière des sorciers». Lorsque mon amie Dora référait à la mort de Don Juan, elle disait simplement, Se hizo luz, «il s’est fait lumière». |
Citation | Sion: Le double appartient surtout au Dharmakâya plus qu’à la matérialité du Nirmânakâya. (Bien qu’à ce stade, le corps du Buddha sensible lui est déjà débarrassé du poids Karmique). C’est pourquoi la figure du Quetzalcóatl est aussi désignée comme le «double précieux» ou le «double élevé».
Le double est un «corps de vérité», c’est pourquoi il relève finalement du Dharmakâya, de l’esprit lumineux. La concaténation de nos actions et de nos pensées maintiennent un «liant» ontologique si puissant que nos gènes font de la colle.
Le Tulku ou l’être réincarné d’un Lama déjà en position de Boddhisattva ou encore le sorcier nagual qui parvient à travers son double de lumière à se libérer suffisamment du Karma et à accéder à l’énergie requise pour «voir» le Nagual, l’Impensé, ne peut le faire que très brièvement, à peine quelques instants et avec la possibilité d’endommager son corps.
Même difficulté pour les Tibétains, et là je parle surtout des Dalai Lamas, des Rinpochés et des Karmapas, pour atteindre le Bardo, l’état intermédiaire, en un seul morceau. Leur Tulku du moment va subir les mêmes forces laminantes de la mort cellulaire qui désarticule et pulvérise la conscience du moi.
Or, si comme la majorité de ce clergé, votre souci est de continuer par delà la mort de servir l’humanité, il vous faut renoncer volontairement, et parfois pour des millénaires, à la Yehida, à l’Unité kabbalistique, au Nirvana.
Le seul exploit héroïque digne d’être mentionné en ce bas monde, c’est celui qui consiste à ré engager volontairement son Tulku dans cette nouvelle galère tout en maintenant, par discipline spirituelle, dans le chaos des vies processionnaires de la Samsara suffisamment d’éléments autobiographiques du moi qui vient juste de mourir, et tout cela seulement pour la joie discutable de continuer à servir son prochain. N’importe quel Rinpoché mérite bien l’adoration des fidèles. |
Citation | Pour en revenir au Mexique, C’est à tort que les gens confondent le double animal avec le Nagual. Il est courant dans les campagnes d’entendre les gens parler de leur double animal comme leur naualli, ou leur nawal… mais cette «totémisation» du double tonalique augmente encore un peu plus les confusions. Ces fameux sorciers «shapeshifting» changeurs de forme, les «skinwalkers» sont eux-mêmes non pas tant des naguals dans le sens où l’entendait Castaneda mais des brujos, les diableros de Reyes qui, par toutes sortes de techniques shamaniques, parviennent à se métamorphoser en animal. Cette transformation reste mal comprise de part et d’autre, à la fois par le sorcier lui-même qui utilise l’un des «effets seconds» du corps de rêve mais aussi par ceux qui en sont les victimes. A ce sujet je voudrais vous raconter une autre «rencontre» pas si fortuite que j’ai eue avec l’un de ces Coureurs de Nuits en 1992, alors que je venais de rencontrer Maestro pour la première fois dans des circonstances étranges, que je raconterai plus tard. Après une très longue marche dans le désert au Sud de Sonoita, je suis revenu en pleine nuit à Tucson. Je devais le lendemain aller chercher Patricia à l’aéroport. Arrivé très tard dans notre ancienne maison des Foothills et terrassé de fatigue, je me suis aussitôt endormi. A peine avais-je éteint la lumière qu’un choc sourd sur le toit me fit sursauter. C’était comme si un objet assez lourd venait de s’écraser et de rebondir sur le toit au-dessus de ma chambre. Je consultais le cadran lumineux de ma montre: deux heures du matin ! Encore épuisé par la marche dans le désert, je me suis simplement retourné et rendormi. Aussitôt les bruits ont repris avec encore plus d’intensité, comme si quelqu’un se déplaçait à pas pesants sur le toit plat de la maison. Les sons évoquaient parfois des claquements de porte ou encore un objet métallique heurtant violemment une tuyauterie ou des galops tout le long du toit. J’étais soudain très réveillé, très alarmé. Les bruits se poursuivaient maintenant sans interruption, parfois faibles, parfois très forts, très proches et pressants. Au milieu de ces galopades irréelles, j’ai commencé lentement à prendre conscience que dans le silence de la nuit, venant du côté de la fenêtre de la salle de bain, un cri se répétait déjà depuis un moment à intervalles réguliers, presque à la limite de ma perception. Le cri n’était ni celui d’un oiseau nocturne, ni celui d’aucun animal que je pouvais clairement identifier. Alors même que je le remarquais, le cri devint de plus en plus fort, de plus en plus persistant et me glaçait littéralement le sang. J’ai rallumé fébrilement toutes les lumières de la maison ainsi que tous les lampes extérieures, sur le porche, coté piscine et même les flood lights coté garage, mais les bruits n’ont pas cessé pour autant. Je ne pouvais rien voir par les fenêtres ironiquement à cause de l’éclat lumineux de toutes mes lampes allumées. Soudain l’idée me frappa qu’il s’agissait sans doute d’une situation «non ordinaire» et que ce qui marchait là-haut sur le toit n’était probablement ni un animal, ni un voleur, ni quoi que ce soit d’humain vraiment. J’étais à présent totalement terrifié. Je me suis rassis sur le lit en m’orientant face à l’ouest tout en me balançant sur moi-même et en frappant rythmiquement mon mollet gauche. J’ai attendu pratiquement deux heures dans cette position que les bruits cessent. La simple idée de sortir de la maison m’effrayait si totalement que je n’y songeais même pas. Finalement, épuisé, j’ai essayé de me rallonger pour détendre un peu mon diaphragme lorsqu’un choc très violent me fit à nouveau sursauter. Quelque chose de très lourd et de très massif venait de heurter cette fois les vitres de la porte d’entrée en faisant vibrer tout le porche. Le choc fut suivi du bruit terrifiant de griffes rayant sauvagement les carreaux, un peu comme si un animal de grande taille essayait rageusement de pénétrer dans la maison en s’acharnant sur le vitrage des portes. Je suis allé voir aussitôt par la fenêtre de la cuisine qui, grâce à la disposition en L de la maison, permettait de voir latéralement la porte d’entrée sans avoir à sortir. La lumière du porche éclairait sinistrement l’entrée mais il n’y avait absolument personne dehors, ni aucune trace sur la porte. Peu à peu les bruits qui provenaient encore du toit ont commencé à s’espacer jusqu’à disparaître tout à fait. Il était à présent quatre heures du matin. Terrassé par la fatigue et malgré ma frayeur je parvins finalement à m’endormir. Le lendemain j’ai retrouvé Patricia à l’aéroport, elle-même épuisée par le décalage horaire, en chemin je lui ai raconté fébrilement les événements de la veille: ma rencontre avec Maestro, ma longue marche avec lui dans le Sonora et surtout cette nuit fantastique qui venait à peine de s’achever. Malgré son scepticisme les mêmes bruits infernaux se sont reproduits la nuit suivante mais cette fois en sa présence. Quelque chose me disait que cette “chose” qui bondissait ainsi sauvagement sur la maison était venue du sud, peut-être parce qu’elle avait commencé par heurter l’angle du toit qui donne sur la piscine. Ces bruits et ces cris n’ont plus cessé, nuit après nuit, et se sont poursuivis ainsi pendant plus d’un mois, toujours très exactement au moment précis où j’éteignais ma lampe de chevet et où je commençais à m’assoupir, et ceci quelle que soit l’heure à laquelle je décidais de me coucher. Je sais aujourd’hui qu’il s’agissait sans doute d’un Coureur de nuit. Lequel ? Ça, c’est une autre histoire. Lorsque j’ai interrogé Maestro par la suite, il s’est contenté de sourire d’un vieil air rusé et m’a demandé de manière faussement suave si j’avais eu peur. «Tu as eu peur alors, hein… ? Et cependant tu étais bien à l’abri dans ta maison ! Attends d’être dehors, la nuit dans la montagne, tout seul, la haut pendant plusieurs jours, sans manger et sans boire et tu sauras ce que c’est que la peur». |
Citation | Il y a comme ça, chez les anthropologues de terrain, et en dépit même de leurs expériences personnelles, une volonté têtue et matérialiste qui s’acharne à plaquer, sur tout ce qu’ils ne peuvent expliquer rationnellement, de soit-disant «identités éclairantes» entre les visions chamaniques et… la génétique moléculaire, entre les mythes indiens et… le tableau périodique de Mendeleïev. On me dira que la pharmacologie occidentale a énormément bénéficié de la connaissance des Plantes de Pouvoir des sorciers jivaros, des shipibo-conibos ou des tukanos.
Sans doute, mais il existe un gouffre entre les applications pharmaceutiques du caapi, du curare, ou de la datura et les réductions marxistes de l’univers des esprits.
Il n’y a pas, à mon sens, de métaphores assez puissantes, fussent-elles basées sur la biologie mitochondriale ou la mécanique des interactions faibles, qui puissent expliquer et réduire l’univers des petits docteurs.
Ces «esprits groupes», comme vous les appelez, s’adressent sans mots à celui qui traverse la transe du yagé et sont irréductibles à la conscience naturaliste qui les interprète. Ils sont à la fois «là dehors» et «en dedans», d’une même singularité absolue. Si je veux essayer de clarifier un peu, je dirais que les petits abuelos, les petits doctorcitos qui «résident» dans les feuilles de chakruna ou la sève des lianes des morts se situent à l’exacte interface entre Tonal et Nagual. En disant cela j’ai conscience de n’avoir rien expliqué du tout, mais au moins je pense avoir délimité un peu le champ de cette réflexion.
Parler du Nagual, je ne peux pas. Je peux seulement en parler depuis le Tonal en utilisant le stratagème didactique de la kabbalah, c’est-à-dire la théologie négative qui consiste à dire ce que Dieu n’est pas, (il n’est pas fini, il n’est pas connaissable…etc.).
A ce titre, l’esprit qui réside dans le peyotl, mescalito, n’est pas lui-même connaissable. Selon la terminologie nagualiste il est un «allié» comme les esprits de l’Ayahuasca mais sa consubstantialité au monde reste douteuse. Il se manifeste à nous, comme dit Narby, non pas par un bombardement photonique qui, depuis l’humeur vitrée de nos yeux jusqu’au cortex cérébral, pourrait se traduire par une image de ce qui est «là dehors» mais justement en l’absence de toute stimulation oculaire.
Mescalito m’apparaît vraiment, me parle, m’enseigne et pourtant aucun photon n’est venu frapper ma rétine, aucun neurotransmetteur n’est venu exciter mes nerfs intra orbitaires ni même se découper en ombre chinoise sur le fond obscur de mon lobe occipital. Je peux entendre sans paroles, je vois les yeux fermés. Comment le matérialisme peut-il expliquer cela ?
Eh bien Narby s’y essaye bravement. Il avance une possible «structure cristalline» de l’ADN qui laisserait échapper d’infimes émissions photoniques et créer ainsi des images inexistantes… Oui… peut-être… j’en doute, mais Narby est prêt à tout plutôt que de reconnaître que les plantes puissent avoir un esprit, que les «alliés» existent vraiment dans cet inter monde indécis.
Tout plutôt que de reconnaître que le Teonanacatl ou La chair des Dieux des psilocybes est inexplicablement peuplée d’esprits groupes, de chiens psychopompes, de passeurs stygiens. Il faut absolument lire Robert Wasson, c’est à ma connaissance le seul anthropologue amateur à avoir vu ses travaux sur l’ethnobotanique reconnus au point d’avoir un champignon nommé après lui (Psilocybe wassonii). Comme quoi les plantes ont bien un esprit. |
Citation | Karmatoo : Ne pourrait-on pourtant pas considérer le travail de Jeremy Narby comme pont, un début de dialogue, de fusion entre la science athée et la pensée magique du chamanisme ?
Sion: Oui, un pont… Et pour être honnête il faut reconnaître que Narby laisse subsister ses doutes face à ses propres thèses et admet qu’il ne parvient pas vraiment à rationaliser son expérience de l’Ayahuasca.
Ce que je trouve intéressant, c’est que au moins il ne la renvoie pas non plus au pur domaine de la subjectivité intrapersonnelle. Il persiste et s’essaye vaillamment à une désambiguïsation raisonnée et scientiste de l’équivalent de l’Eucharistie ou de l’Assomption.
Le malheur avec ceux qui limitent leur intelligence du monde aux critères de la science, c’est qu’ils adhèrent de façon automatique à ce que Mckenna appelle the Cultural Operating System. Notre culture serait le logiciel unique OSX Version 10.6.8 sur lequel tourne notre conscience. Je n’aime pas non plus cette métaphore cybernétique de McKenna pour les mêmes raisons que je rejette l’approche de Jeremy Narby.
Toutes les métaphores mécanicistes révèlent de la même faiblesse, celle des sciences sociales qui échouent toujours à dégager une théorie vivante de la "Pensée sauvage".
La raison fondamentale en est que l’ensemble du discours occidental, la totalité du champ discursif moderne reste englué dans la logique métaphorique du langage lui-même. Les métaphores entretiennent dans la langue une force régulatrice comme le démontrent les travaux de Lakoff et Johnson.
Pour ne vous citer qu’un tout petit exemple: en français les notions spatiales de «haut» et «bas», déterminent sans qu’on y pense vraiment les catégories morales de «bien» et «mal». «Il me parle de haut, il est hautain, il est de la haute, Il tient le haut du pavé, il est au dessus de tout ça, il m’est supérieur…». Par opposition au bas: «Il est tombé bien bas, c'est une bassesse, il a touché le fond, il est de basse extraction, il baisse, il est en dessous de tout, il est sur la mauvaise pente...». Ceci n'est qu'un exemple minuscule de l’immensité des réseaux signifiants des concepts métaphoriques inconscients.
Là où Narby, mais aussi Mircea Eliade, Lévi-Strauss, McKenna, Lilly, Goodall, Bloch, Malinowski ou Marcel Mauss, pour n’en citer que quelque uns, échouent dans leurs formalisations du réel, c’est lorsqu’ils ignorent que le même principe langagier métaphorique est partout à l'œuvre dans les formulations scientifiques. La relativité restreinte d’Einstein, la théorie des cordes, le darwinisme social, le modèle standard de la physique, la nature ondulatoire et corpusculaire de la lumière, la mécanique des fluides, même les mathématiques qui sont le noyau dur de la rationalité, sont un métalangage, c’est-à-dire un langage de langage, un symbole multiplié par lui-même.
Si le psychiatre Jacques Lacan a démontré que «l'inconscient est structuré comme un langage», alors je peux lui rétorquer moi aussi que l'inverse est vrai et que le langage est inconscient de lui-même. Le discours, même scientifique, est un pur halo d'impensé.
Lorsque Narby décrit l’expérience visionnaire de l’Ayahuasca et la réduit à une explication plane par la biologie, il ne sait pas que les mots le trahissent, il ne sait pas qu’il bat la campagne.
Si je peux continuer à enfoncer le clou un peu plus je dois aussi mentionner les recours misérables des comparatistes qui insistent à spécifier de simples structures langagières binaires du genre «semblable / différent». Mircea Eliade à ce sujet dit: Il suffit de reclasser les binômes comme «même / autre» dans un même continuum historique pour pouvoir retracer «objectivement» une science des «faits maudits» tels la magie, l’extase religieuse ou le nagualisme auxquels Eliade ajoute aussi la transe psychotropique de l’Ayahuasca. Tous doivent être répertoriés, quantifiés, corrélés les uns aux autres.
Mais ce que Narby ou Mircea Eliade me demandent sans le dire vraiment, c’est qu’il me faut croire d'abord pour pouvoir penser. Ils vont exiger de moi une minuscule génuflexion, une petite croyance minimale en leur idole matérialiste qui me dit en substance: «Sion, savoir ne consiste pas seulement à connaître le monde mais exige de toi une non-croyance simultanée, un acte de foi négatif, en tout ce qui ne se réduit pas aux catégories concrètes de la science». Amen ! Si je parle de magie, la science me fait déjà obligation de la réfuter en même temps qu’elle me demande de réaffirmer ma foi dans le positivisme de l’univers incréé. Je dois pour pouvoir concrètement garder mon poste à l’université proclamer ma foi dans tous les postulats invérifiables des origines de la matière, depuis le Big Bang jusqu’au Big Crunch, de l’Evolution des espèces darwinienne jusqu'à la loi de l'Entropie générale. La soupe primordiale est en train de refroidir.
Est-ce que je dois souscrire au mythe et cesser d'être académique ou être académique et cesser d'y croire ? C’est vrai, comme vous le dites, les travaux de Jeremy Narby peuvent représenter un pont entre la science athée et le Chamanisme mais je continue à trouver que les faits scientifiques sur lesquels s’appuient les raisonnements de Narby sont d’après moi beaucoup plus dérangeants que la magie parce qu'ils exigent de moi précisément des adhésions et des rejets, la carte du Parti et des légitimités, tout ce que finalement ne me demande jamais le sorcier. Pour moi le monde n'est pas une phénoménologie appliquée, c’est un «faire» de l'homme. |
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Supplions inlassablement Dieu d’accroître en nous deux vertus : l’amour et la crainte. Car l’amour nous fera courir sur les voies du Seigneur et la crainte nous incitera à regarder où nous posons le pied. L’un nous fera apprécier les réalités du monde pour ce qu’elles sont véritablement, l’autre nous mettra en garde contre toute négligence.
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